Un film à voir et à recommander
1. À ceux qui, par réflexe ou dans un but inavoué de justification, ont tendance à banaliser la papadocratie en ayant recours, à titre d’exemples, à des hauts faits particulièrement durs et sanglants puisés,malheureusement, eux aussi, dans une Histoire nationale, dirait Roumain, plutôt imbibée de sang:
Car, sans tomber dans le piège ou la naïveté de faire du crime politique aussi bien que de l’impunité appelée de tradition à le couvrir ou à l’absoudre chez nous, l’apanage exclusif de 29 ans de règne du duvaliérisme, le film ne s’attache pas moins à nous démontrer l’empreinte précise que leur a imprimée une papadocratie en rogne et débridée, et l’instrument innommable, mortifère qu’il en a strictement fait : une méthode terroriste et sans précédent de gouvernement.
En effet, dans une alternance d’un tempo délibérément vif, de séquences, appelée en toute vraisemblance à traduire à la fois le caractère collectif du drame et la libération forcément bruyante à l’oreille et discontinue d’une parole trop longtemps gardée à part soi ou refoulée, et sur un écran que viennent assaillir de temps à autre des images d’archives rigoureusement choisies pour leur éloquente acuité, ne laissent de défiler sous nos yeux, les uns à la suite des autres, et dans un entrecoupement hardi les uns des autres, victimes, parents de victimes aussi bien que témoins de certaines dates mémorables d’une époque à tout le moins brutale qualifiée de plomb. Et ce, pour nous apporter crûment leurs témoignages quant à la signification respective de ces dates et ce qu’elles ne laissent, pour leur personne, de représenter, aujourd’hui encore, de hautement douloureux et traumatisant :
C’est la répression terrible, meurtrière à laquelle a donné lieu la grève des étudiants (novembre 1960-mars 1961).
C’est le 26 avril 1963 suite à la tentative de kidnapping sur deux enfants de Papa Doc (Jean-Claude et Simone)
C’est le massacre de Thiotte-Belle-Anse suite au débarquement des guérilleros de Fred Baptiste (28 juin 1964). Suivi à Port-au-Prince de la disparition des familles Edeline, Duchatelier, Bajeux.
C’est le bain de sang à Jérémie suite au débarquement, au mois d’aout 1964, du groupe Jeune Haïti.
C’est Cazale et les représailles sanglantes s’abattant en toute vigueur, et en règle, sur des dizaines d’innocents, paysans pour la plupart, suite à une levée avortée de boucliers orchestrée par certains membres du PUCH établis là (mars-avril 1969).
Ce sont les soubresauts internes d’une « révolution » acculée et paranoïaque se révélant à ces occasions, et pour excéder, par réflexe meurtrier, le compte, prompte à manger davantage encore que ses propres fils.
Bref, c’est la terreur stérilisante et la spoliation au quotidien, et j’en passe, car comment saurais-je m’avérer d’une exhaustivité quelconque quant à ces données douloureuses qu’évoque un film, lui aussi, loin de toute exhaustivité (c’est bien compréhensible, il eut fallu y mettre des heures, que dis-je ? des journées entières) sur les crimes innombrables qui jalonnent l’histoire d’un règne à tout le moins déshumanisant et néfaste.
2. À ceux qui s’entêtent aujourd’hui encore à nous présenter le jean-claudisme comme une rupture absolue de méthode:
C’est aussi le faux espoir créé par le Jean-Claudisme, donné paradoxalement par les slogans officiels comme un gouvernement renouvelé de la jeunesse : Ici aussi victimes et témoins ne manquent pas d’un règne qui s’entête à se perpétuer sur le modèle et la machine infernale légués par le père (pitit tig se tig) :
C’est l’évocation du triangle de la mort (pénitentier-Casernes Dessalines-Fort-Dimanche)
C’est l’évocation plus accentuée de Fort-Dimanche.
C’est l’évocation de l’assassinat de Gasner Raymond.
C’est l’évocation de février 1979 (arrestation de Sylvio Claude et de bien d’autres).
C’est l’évocation du 28 novembre 80 qui par la bastonnade et l’exil sonnent le glas d’un processus entamé par des ténors audacieux de la presse et des tenants non moins audacieux de partis politiques érigés courageusement vers plus de lumière et un état de droit.
3. À ceux qui ont eu la candeur de croire que le 7 février 1986 constituait un tournant décisif et irréversible :
C’est le refus évident de sortir de ce modèle musclé d’autocratie bastonneuse et mortifère, qu’il ait nom CNG ou Lavalas :
C’est l’assassinat d’Yves Volel
C’est l’assassinat de Jean Marie Vincent.
C’est la torture et l’humiliation toujours à l’ordre du jour pour les opposants.
C’est l’assassinat de Sylvio Claude.
C’est l’assassinat de Jean Dominique (mais, ai-je tout retenu, Bon Dieu ?)
C’est le retour en Haïti, d’une candeur et d’une sérénité confondantes, de Jean Claude Duvalier, un fantôme qu’on croyait longtemps exorcisé et qui n’en revient pas moins, de son exil purgatoire, hanter de sa vacuité coupable et malfaisante, les rêves du présent et de l’avenir.
4. À ceux, enfin, qui ont tendance à voir l’impunité comme un problème accessoire, un épiphénomène aisément réductible, sans penser à l’effet dévastateur, seismique, qu’en retour elle puisse exercer sur l’ordre social.
Car le film, et c’est là son moindre mérite, nous propose une méditation féconde et motivée sur la façon dont l’impunité et ses corollaires (la banalisation des faits, la non-demande de compte, l’amnésie collective) en provoquant ad nauseam la reproduction de schèmes sociaux répréhensibles, opère sans coup férir la destruction du tissu social et garde, partant, la société de toute construction d’espoir et d’avenir.
Oui, c’est l’impunité (la nôtre, la dure, l’ancrée) enfin dans le collimateur, enfin mise en évidence, et promue à juste titre au rang de facteur à part entière d’un blocage asphyxiant à tous les niveaux de l’être et de la vie: un problème, de ce fait, d’une urgence évidente, d’une urgence criante à adresser.
Un coup de chapeau à ce cinéaste infatigable, à cet homme courageux qui a entrepris un travail colossal de sauvegarde de nous-mêmes par l’investigation fructueuse de notre mémoire et de notre patrimoine culturel, et dont la cinématographie dédiée à la vigilance et à la construction sociale constitue une référence aujourd’hui incontournable.
Il n’est un secret pour quiconque que va bientôt sortir de ses studios, une enquête sur la disparition de l’éminent écrivain Jacques Stephen Alexis. Connaissant notre conviction concernant cette mort (que Jacques Stephen Alexis et ses compagnons n’ont été rien d’autre qu’exécutés au Fort-Dimanche), conviction forgée en nous, non par des ouïe-dires, mais par la révélation digne de créance d’un témoin oculaire de ce jour noir, il s’avère inutile de dire que là aussi nous l’attendons, car ce projet rigoureusement mené- nous ne nourrissons nul doute, non, aucun, qu’il soit en de bonnes mains !-ne peut que lever le voile sur les mensonges innombrables qui ne laissent d’avoir cours sur cette fameuse disparition et contribuer, par conséquent, à dissiper sans retour, et au nom de l’Histoire, ces versions fantaisistes, ces versions dédouanantes (certaines, dictées, ô douleur, par les bourreaux eux-mêmes) qui ne continuent que trop, hélas !, à entourer la mémoire de cet exceptionnel écrivain.
Oui, chapeau, une fois de plus !