Comment vous parler judicieusement, et comme promis, de Romancero aux étoiles ? Dans une ambiance de veillée constamment ravivée, il s’agit en fait d’un ensemble de contes alternativement racontés par deux voix : le Vieux Vent Caraïbe et un « compose », son épigone, personnage d’une présence et d’une loquacité exemplaires, dans lequel le « je » du prologue aussi bien que certaines caractéristiques idéologiques nous invitent sans danger à voir l’auteur lui-même sinon son alter ego le plus intime. De ces contes, certains sont de toute évidence des versions adaptées de contes puisés du folklore haïtien et d’autres sont, j’ose dire, de pure création originale. On ne manquera également de remarquer, fait non négligeable, que les contes puisés du folklore sont racontés par le Vieux Vent Caraïbe et ceux de pure création originale, par l’alter ego de l’auteur. Que croire donc de tout cela? Qu’il y a volonté ferme, délibérée chez l’auteur d’assigner les tâches ? Au vieux vent caraïbe, gardien de la tradition orale, le folklore, à l’alter ego de l’auteur, tout ce qui ressort d’inédit, de nouveauté dans ces récits? C’est fait plus que plausible, me semble-t-il, et cela, soutenu par un effort de variété stylistique en conformité avec l’origine du récit, ne laisse d’ajouter un charme vivant, incontestable à ce magnifique livre. Le projet ? Contenu en filigrane dans tous les romans d’Alexis, Il ne laisse de correspondre au credo indigéniste de valorisation de soi, par son folklore et ses traditions. Car en plus de fournir matière à réflexion sur la vie, le conte, en tant qu’art, et par ce qu’il implique, est de toute évidence porteur d’Histoire et d’identité. …Pour maintenir le vieil art et la longue romance de Quisqueya la Belle, comme pour apprendre la vie, les veillées des soi-disant nègres ignorants valent bien vos grandes écoles des villes… En fin ! Ils n’ont toujours que ces seules écoles ! Faisons de notre mieux pour garder au cœur des hommes l’esprit de 1804, le souvenir de nos luttes, les traditions, les bonnes mœurs, tous nos trésors, la fraternité, l’amitié, l’amour et le cœur pur !… Oui, voilà pour le projet campé magistralement ici par le Vieux Vent Caraïbe. Parlons à présent des contes eux-mêmes qui constituent la trame mouvante, ondoyante de ce merveilleux bouquin. Au nombre de neuf, ils ont pour titres, et par ordre chronologique, Le dit de Bouqui et de Malice, Le dit d’Anne aux longs cils, Fable de Tatez’o-Flando, Chronique d’un faux amour, Dit de la Fleur d’Or, Le sous-lieutenant enchanté, Romance du Petit-Viseur, Le Roi des Songes, La rouille des ans.
Le dit de Bouqui et de Malice Raconté par le Vieux Vent Caraïbe, Il s’agit de l’épisode le plus connu de la saga de ces deux compères. En un temps de sécheresse et de famine des plus terribles, comment le rusé Malice parvient une fois de plus à tromper le lourdaud Bouqui en le portant à prendre part à cet acte innommable : manger sa propre mère. Comme il fallait s’y attendre ici, l’histoire sert d’apologue à une méditation empreinte d’amertume sur la dureté de la vie et sur la manière dont elle défigure le visage des hommes en les portant aux pires excès. Par réflexe de papivore ? Par ce désir irrépressible de toujours confronter ma lecture à d’autres ? J’ouvre en tout cas, à côté de moi, et à la page consacrée au compte rendu de notre œuvre, la page 595, ce livre qui, vous le savez, m’est devenu, ces derniers temps, indispensable au plus haut point: le manuel d’Histoire littéraire de Pradel Pompilus et de Raphael Berrou. En l’occurrence le tome consacré à l’indigénisme, le tome 3, cela va sans dire. « Ce conte signifie, nous disent-ils, que tant que durera la misère, le plus malin vivra aux dépens du naïf et du sot ». Voilà, à mon sens, qui est bien net. C’est, en effet, en droite ligne du récit. C’est évident.
Le dit d’Anne aux longs cils C’est le conte le plus difficile à résumer du recueil, croyez-moi, car allégorique à souhait. C’est une histoire visiblement inspirée à l’auteur par le cyclone Hazel qui fit des dégâts considérables dans le sud d’Haïti en cette mémorable année de 1954. Aux Cayes et à Jérémie plus particulièrement. Des centaines de morts et des dégâts économiques indicibles : 40% des caféiers et 50 % des cacaoyères détruits, affectant l’économie pour les années à venir. Qui est Anne aux longs cils ? C’est une manière de sylphe insaisissable, je dirais, vivant au cœur aussi bien de l’harmonie des saisons que de l’équilibre écologique en Quisqueya la belle. Incarnée dans le compose qui à son retour du pays, ne la voyant pas, avait été à Jérémie dévastée à sa recherche, elle le rend, par ce fait, à même de connaitre, dans un compte rendu détaillés des mois qui précédèrent le terrible cataclysme, les dérèglements saisonniers annonciateurs de celui-ci. Un petit coup d’œil curieux à notre digne compagnon, le manuel : « Le dit d’Anne aux longs cils, nous disent Raphael Berrou et Pradel Pompilus, est un conte allégorique qui figure les phases du bonheur et du malheur en terre haïtienne au long des saisons et des mois. » Lecture moins réussie cette fois-ci, me semble-t-il, et plus que contestable, c’est évident. Car si tel s’avère le cas, pourquoi cet usage fait par l’auteur du passé simple (du passé défini) alors ? À mon avis, un peu trop pressés comme critiques, et la matière étant par ailleurs revêche, ils ont raté aussi bien la structure du texte, écrit comme en flashback, si je puis dire, que cette phrase magnifique, calembouresque de toute évidence, qui, à mon sens, dévoile tout : « Le cyclone fut Hazel, mais les hommes furent à dents, à griffes, à crocs, charognards. Des centaines de mille furent condamnés à mort. » En lisant ce conte, je vous prie, efforcez-vous, très cher, de faire montre de plus de minutie. C’est plus qu’Indispensable ! Et nous en reparlerons.