Roumain et Giono

Ou La grande chaine de la création

Colline de Jean Giono, ce « charmant », cet « inoubliable » livre- je ne peux être de toute évidence que de votre avis, cher- a-t-il eu, oui ou non, une quelconque influence sur La montagne ensorcelée de Jacques Roumain, vous demandez-vous perplexe et non sans intérêt? C’est l’avis soutenu et étayé d’exemples par Roger Gaillard dans son intéressant livre, L’univers romanesque de Jacques Roumain, et c’est, sans aucun doute, également le mien. Sur votre pressante et bienvenue requête, Je ne viens pas moins de consacrer trois journées magnifiques, oui, trois journées pleines et entières à la relecture enthousiaste, patiente, minutieuse de ces deux remarquables œuvres….et, croyez-moi, je n’en démords pas. Mieux : à la différence de Gaillard qui restreint l’influence de Colline uniquement à la Montagne ensorcelée d’une part, et semble ne concevoir cette influence qu’exclusivement thématique d’autre part, je suis porté à croire, moi, que cette influence ne laisse d’avoir trait également à des procédés de création romanesque et d’écriture et, par conséquent n’a pas manqué de s’étendre aussi bien à l’œuvre maitresse de notre auteur, j’entends évidemment, son chef-d’œuvre, l’irremplaçable Gouverneurs de la rosée. Autant donc dire que Colline fut incontestablement pour Jacques Roumain lors de sa parution d’une lecture-clé, décisive et ce, tant au niveau thématique que de la constitution d’un outillage efficace de romancier. Oui, un livre marquant, catalyseur, quoi ! il n’y a pas de doute.

Colline parait en 1929, La Montagne en 1931 mais rédigé, selon certaines informations tenues des proches de Jacques Roumain par Gaillard lui-même, en 1930. Colline donc qui a eu un notable succès à sa parution (prix Brentano 1929) est antérieur d’au moins un an à La montagne.

Au-delà de la similarité entre les titres, les analogies profondes et évidentes entre les deux récits sont aisément décelables.

Premièrement, le cadre de l’action : Un hameau perché à l’ombre froide des monts de Lure, les Bastides Blanches (Colline) Un village agrippé au flanc d’une montagne aux environs de Mirebalais (La montagne ensorcelée)

Deuxièmement, l’affabulation. Sous l’effet des racontars de l’octogénaire Janet à l’agonie, une série d’événements créent un climat de peur et mettent le feu aux superstitions : l’eau de la fontaine cesse de couler, la maladie de Marie, fille de Babette et d’Arbaud, le feu qui menace d’engloutir les Bastides Blanches(Colline) Sous l’effet des racontars de Désilus Borome , même atmosphère de peur dans la Montagne ensorcelée, suite à la mort du fils de Dorneval, Horatius Pierre-Antoine, du taureau de Dorilas, du cheval de Baptiste, de la maladie du fils de Luména, Pierrelien, de la récolte avortée. Les deux personnages sont présentés comme des êtres délirants, dérangés, certes, mais, par ce fait même, perçus par leur entourage comme dotés d’un sixième sens. De clairvoyance.

Pour avoir vécu « très près de la terre » et en connaitre les plus profonds, les plus intimes secrets, sans aucun doute, Janet qu’un égoïsme fini pousse à se refuser de tout soutien quelconque à une communauté en voie de perdition (situation psychologique qui le met donc en marge de cette communauté) est indexé par Jaume, le leader, comme complice sinon comme cause de tous ces malheurs. Placinette, l’étrangère, la guérisseuse, qui connait le secret des feuilles, et qui, de surcroit, en compagnie de sa fille, Grâce, vit à l’écart et dans une indifférence totale au village,se voit indexée tout aussi bien comme la source du mal.

Troisièmement, au niveau une fois de plus des caractéristiques psycho-sociales et distinctives des personnages. Analogie manifeste entre Gagou et Désilus , l’un idiot du village, l’autre, fou du village. Les deux sont à l’écart et comme en surnombre au village. Ils ne possèdent rien et vivent de subsides. Sans être un attribut indispensable du personnage comme ne laisse d’être pour Désilus, sa guitare de fortune, en fer-blanc et à deux cordes, il nous est cependant donné à voir dans une scène, Gagou transformer un bidon vide en instrument musical : en tambour précisément (Voir p 72 de colline pour le tambour. Voir p, 18 de La montagne pour la guitare de Désilus)

4-Au niveau de certains motifs de frayeur et expressions : ….(…) tu vois le vent, toi qui est fort ? Demande Janet à son beau-fils Gondran profondément troublé(Colline, p, 32) (…) Alors , tu crois que l’air c’est vide ? (…) Si tu avais rencontré ce qu’il y a dans l’air face à face, tout d’un coup, au coin du chemin, un soir, tu les verrais comme moi, tu le saurais (Colline, p33) -Hé, hé, ricana Dorilas, le vent souffle dans la savane : les herbes remuent tu ne vois pas le vent, donc il n’y a pas de vent. (La montagne p. 27) Est-ce que vous avez déjà vu le vent, hé ? [demande Désilus à son auditoire crédule et attentif] Moi, j’ai vu le vent, en vérité, je l’ai vu comme je vous vois (La montagne, p, 72) Mais moi, je savais ce que je savais. Plusieurs fois après, j’ai rencontré le vent face à face.(La montagne, p, 72, 73) Le crapaud qui a fait sa maison dans le saule est sorti [se remémore, à haute voix, et dans l’un de ses accès de délire, l’agonisant Janet] Il a des mains d’homme et des yeux d’homme. C’est un homme qui a été puni. (…) Son ventre est plein de chenilles et c’est un homme. Il mange des chenilles, mais c’est un homme, n’y a qu’à regarder ses mains.(Colline, p 38-39)

This entry was posted in Compte-rendu de lecture and tagged , , , , , . Bookmark the permalink.