René Depestre et la fable du débarquement armé

mon chapeauDe par sa stature méritée d’écrivain et une amitié de longue date nourrie avec Jacques Stephen Alexis, amitié que conditionnait de toute évidence des rêves communs et leur appartenance à l’idéologie marxiste, que René Depestre, ainsi que vous l’indiquez, ait joué un rôle de premier ordre dans la propagation de cette fable, voilà tout ce qu’il y a de plus concret. De plus évident. Mais par les remarques qui suivent, je vais tenter de faire ressortir qu’il ne mérite aucunement, dans cette histoire, j’entends évidemment les finalités précises de ce débarquement aussi bien que l’issue tragique, l’issue précise qui fut la sienne, ce crédit  plutôt enviable que, spontanément, on ne se fait nulle faute de lui accorder.

Quelle est la dernière fois qu’ils se sont vus, Jacques Stephen Alexis et lui ? Se sont-ils rencontrés à Cuba, avant ce débarquement ? S’il faut en croire Le métier à métisser, Depestre y est installé depuis mars 1959 (soit moins de trois mois après l’entrée des guérilléros à la Havane) en invité d’Ernesto Che Guevara, nous affirme-t-il. L’invasion de la Baie des Cochons (17 avril 1961) aurait même vu sa mobilisation dans les milices locales. Or Alexis, lui, de retour du congrès des 81 partis communistes et organisations ouvrières (tenu, à Moscou, le 16 novembre 1960) et après un bref crochet à Paris, fait cap , on le sait, vers Cuba où il séjourne un laps de temps. Depestre et lui se sont-ils rencontrés lors? Si oui, en tout cas Depestre n’en dit un traitre mot. Voilà ce que nous donnent à lire les repères biographiques du métier à métisser : «1959-1961. Il arrive dans l’île en invité d’Ernesto Che Guevara, avec qui il s’entretient, à leur première rencontre, durant plusieurs heures : « C’est une révolution socialiste », lui confie le Che, en mettant aussitôt l’index sur la bouche. Il a également des entretiens avec d’autres dirigeants de la révolution, y compris Fidel Castro. Après l’échec d’un projet de « débarquement » en Haïti, il s’intègre fortement à la vie de Cuba, en journaliste, poète, enseignant, homme de radio et d’action.(…) »[p.251] Avons-nous bien lu? De quel projet précis de débarquement peut-il bien s’agir ici? Aucune précision chez le charmant et, j’aime à dire, éminemment convaincant écrivain.Tentons plutôt de voir si ce passage-ci du texte de Jean Jonassaint Le nomade enraciné publié intégralement en annexe du métier à métisser [1] sans commentaire aucun  de Depestre, et jouissant donc, par conséquent, de sa pleine et entière caution,  ne pourrait se révéler à nous d’un quelconque et bénéfique secours ici:

D’abord, le contexte qui éclaire cet important passage: “(…) Pourquoi en 1968, et de la part de René Depestre, se demande le critique Jean Jonassaint, ce Cantate d’Octobre à la vie et à la mort du Commandant Ernesto Che Guevara, un personnage qui malgré les apparences ne jouit pas de toute la sympathie du pouvoir suprême cubain, Fidel ?. Et voici les explications précises qu’il nous propose : “(…) En effet, lors de cette seule et courte visite (de reconnaissance) chez lui à la Havane en 1978, il me raconta comment Guevara lui sauva la vie en 1961 quand le romancier et marxiste haïtien Jacques Stephen Alexis, de passage à Cuba, demanda aux autorités du PC cubain de ne pas le mettre au courant de son plan d’infiltration clandestine en Haïti. Guevara pour sa part confessa à Depestre, et à qui voulait l’entendre au Parti, que le projet d’Alexis était frivole. Car, si effectivement il avait, comme il le prétendait, quarante mille hommes armés [?] qui n’attendaient que son signal pour renverser Duvalier, il n’avait pas à risquer sa vie en rentrant clandestinement au pays, mais plutôt attendre le renversement de la dictature duvaliériste. Cet argument de poids fit réfléchir Fidel, et sauva Depestre, mais depuis Depestre était suspect, car qui a été blanchi n’est jamais tout à fait blanc. Par contre, il a eu la vie sauve puisque Alexis a été lamentablement assassiné par des paysans haïtiens à son débarquement au môle Saint-Nicolas( là même par où Colomb faisait son entrée en terre haïtienne en 1492) bien qu’un mythe bien orchestré veuille qu’il ait été tué de la main même de François Duvalier en prison à Port-au-Prince. Mais ce n’est là qu’une autre fable comme les quarante mille hommes qui l’attendaient.” [Le métier à métisser p.243. ]

Passons sous silence cette phrase : “Alexis a été lamentablement assassiné par des paysans haïtiens à son débarquement au môle Saint-Nicolas”. Sous silence également le démenti flagrant que fait Jean Jonassaint à ce « mythe bien orchestré » qui « veuille qu’il ait été tué de la main même de François Duvalier en prison à Port-au-Prince » lesquels nous montrent l’omniscient Jean Jonassaint non seulement au fait enviable des tenants et aboutissants de cette histoire mais en possession évidente d’une enquête révélatrice (effectuée où et quand?) sur la fin exacte qu’ont connue Alexis et ses compagnons au terme de leur téméraire et regrettable aventure. Et ne retenons ici que l’essentiel : les déclarations concernant ce fameux projet de débarquement en Haïti nourri, en cette année 1961, par Jacques Stephen Alexis et contre la dictature ouverte et choquante de Papa Doc. Donc, selon les déclarations de Depestre même, et selon les confidences faites par Depestre à Jean Jonassaint, ce projet d’invasion, peu crédible aux yeux des autorités cubaines, avait bel et bien échoué. Et comme en témoignent le fait qu’ils étaient peu nombreux à débarquer et aussi leur indigence notable aussi bien en matière d’armement (un pistolet et trois chargeurs) qu’en ressources pécuniaires disponibles (13.000 dollars et 53 gourdes) rien donc ne nous interdit de souscrire à cette vision nouvelle dégagée par Sarner et Diederich et de voir, par conséquent, dans ce débarquement périlleux d’Alexis une certaine volonté et rien d’autre de regagner tout bonnement son pays, l’échec de ces abouchements, chose évidente et consommée. Or, voilà comment dans Bonjour et adieu à la négritude, René Depestre, en dépit de tout, s’entend à nous présenter ce déplorable débarquement : « La vérité nue poignante, est qu’à la mi-avril 1961, Jacques débarqua avec un petit groupe de jeunes Haïtiens sur une plage du nord-est du pays. Il pensait s’infiltrer dans nos montagnes pour élever le niveau de la lutte et préparer sérieusement notre peuple à faire la révolution. Ce fut son ultime création pour Haïti : capturés, Alexis et ses compagnons furent horriblement torturés et massacrés.” [Parler de Jacques Stephen Alexis. p.224]

  1. [1] Communication faite dans une université. Duke University? Pas de précision.
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