De quoi parle ce livre ? Il a pour base une enquête menée par Jean-Claude Charles entre 1980 et 1982 sur le phénomène des boat people haïtiens qui, en même temps que l’exode des Marielitos (Cuba) et des Vietnamiens du sud, pour la plupart, défrayait la chronique lors et faisait rage. Cette enquête d’une importance évidente l’a retrouvé à faire la navette entre la Floride et New-York, entre Bahamas et Porto-Rico sur la piste des réfugiés haïtiens et dans les points précis qui ont vu leur regroupement soit contraint par une immigration américaine désireuse de les refouler, soit sous l’influence de leur propres compatriotes déjà installés et vivotant là : camp de Chrome (à Miami) Brooklyn Navy Yard (New-York,) Otisville (New-York) Greer-Woodycrest à Millbrook (Nord de l’Etat de New-York) Fort Allen (sud de Porto-Rico, camp spécialement construit pour eux par l’administration américaine) Kamakélod (Nassau, où ont échoué certains, tentant de se soustraire aux mesures ouvertes de déportation)
Mais il y a plus encore dans ce livre, je crois: il y a aussi la rencontre entre le reporter, condamné à vivre dans un exil à la fois bénéfique et contraint, et ces réfugiés, ses compatriotes. Au contraire des normes frigides qu’impose la tradition, au nom d’une soi-disant objectivité, il ne s’efface pas, il se met en premier plan dans son enquête et n’hésitant pas à avoir recours au lyrisme le plus vif (qu’on jugerait sacrilège dans un tel cadre, soulignons-le) nous fait revivre tous les entours de celle-ci : son état d’esprit au moment où il procède à cette enquête et même plus tard en la rédigeant, son histoire personnelle qui l’a conduit, lui aussi dans une errance sans fin à l’étranger. Ses rencontres fortuites occasionnées par ces voyages. Bref, tout un carnet de route traditionnellement tenu hors-champ, à l’écart, qui vient ici se juxtaposer agressivement à la matière de base et prendre rang incontournable de fait. C’est ce double regard à la fois sur soi et sur l’objet d’étude qui constitue, à n’en pas douter, le charme de De si jolies petites plages.
C’est important de signaler ça (ce double regard) car le méconnaitre peut nous porter à faire montre d’incompréhension et d’injustice vis-à-vis du texte, à y voir uniquement un livre sur les boat people aujourd’hui plus ou moins daté ou un document qui, à l’encontre d’un Sucre amer, par exemple, de Maurice Lemoire sur les braceros en République Dominicaine, serait quelque peu demeuré en route car en deçà de l’effroyable souffrance contenue dans cette tragédie et vécue par les rescapés. Pourquoi cette projection de l’auteur dans cette histoire ? Par nécessité intérieure est ma première réponse, et ce, pour illustrer je crois, le point-limite, le désastre intégral haïtien.
Le livre de Maurice Lemoine, pour prendre encore cet exemple, est un document d’une rondeur et d’une précision de style admirables porté à dénoncer un fait criant mais précis : la traite des haïtiens par leurs propres compatriotes. Lesquels placés aux commandes de l’Etat sont préposés, paradoxalement pourtant, à leur octroyer toute la sécurité et tout le bien-être du monde. De si jolies petites plages, lui, qui marie humour, sérieux et ironie, et qui, par sa composition et sa diversité de style, fait penser beaucoup plus à un véritable patchwork, n’arrête pas d’excéder constamment son objet, et par ce fait, tente de nous dire l’incommunicable, les méfaits d’une situation créée par 25 ans (à ce moment) de cyclone duvaliérien : l’irrespirable à tous les niveaux de l’haïtien. De ce point de vue il échappe à la catégorie de document strict et demeure inclassable.
Le livre de Lemoine une fois fermé, on se demande quelle sera la réponse de probables interlocuteurs. C’est le réflexe que conditionne son caractère presqu’univoque de plaidoyer. De si jolies petites plages une fois fermé, on semble n’attendre rien du tout. Manière de parler, bien sûr ! c’est le réflexe que conditionne son caractère de constat global et d’absolue impasse.
D’entrée de jeu, le ton nous est donné:
« (…) La nuit a mis en place les voix. Celle qui communique et celle qui ne répond plus, celle qui informe et celle qui déparle, l’une n’existe pas sans l’autre, dans cette histoire il n’y a pas de héros positif. » (p, 14)
« (…) Voyage-poèmes, voyage-roman, voyage-essai, mobilité tonale des lieux de passage, traversée à contre-courant d’un exode, exil dans l’exil (…)” (p, 24)
À moins de vouloir faire montre à tout prix de refus absolu, de fermeture, on ne saurait, en tout bon sens, rater ça.