Roumain et Giono

Savent-ils seulement qui croasse la nuit dans la mare, sous la lune jaune ? [soliloque, lui, sous les goyaviers, notre Désilus] les crapauds ? Bichi ! Il se rappelle lui Désilus avoir vu qui (…) Il revenait tard dans la nuit d’une coupe de campêche au Bois Caiman. En passant près de la mare, il s’arrête pour puiser un peu d’eau, quand…Ay ! il en tremble encore : cinq petits bakas noirs comme l’enfer (…) La tête levée vers la lune, ils imitaient les crapauds et gobaient des lucioles (La montagne p, 18-19)
Pour notre gouverne définitive, s’avèrent-ils, ces faits, assez concluants, assez convaincants, cher ami? Mais, ainsi je l’ai annoncé plus haut, il s’en trouve également d’autres tout aussi clairs, tout aussi marquants:
5-l’emploi, dans la description et la narration, du temps visuel par excellence, le présent de l’indicatif, qu’après Edouard Dujardin, et plus d’une vingtaine d’années avant Les gommes de Robbe-Grillet, et 3 ans avant le Roger martin Du Gard de Vieille France, Giono, avec Colline et Regain, fut l’un des premiers à populariser en France. Que Roumain (relisez-le) ne systématise pas alternant au mépris de toute rigueur temporelle, ce présent novateur (distinct du présent de narration) et le traditionnel passé simple. En témoignent La Montagne aussi bien que Gouverneurs de la rosée.
6- L’emploi, cher à Giono, du discours indirect libre. Qu’on retrouve dans la montagne aussi bien que dans Gouverneurs de la rosée. Pour cette fusion qu’il opère entre le narrateur et ses personnages, et le raccourci narratif auquel il peut donner lieu, on connait le parti tout d’économie aussi bien que puissamment lyrique qu’en tire Roumain dans La montagne et dans Gouverneurs.
7- L’irruption, selon les termes de Catherine Rouayrenc, du parlé dans le roman. Qui, pour ne point constituer, dans ces twenties de quête prolétarienne et populaire, l’apanage du seul Giono, ne distingue pas moins aussi bien Colline que les œuvres remarquables suivantes. Outre de contribuer à une certaine tonalité plus proche du monde paysan, il permet un rapprochement sans hiatus du français et du créole.
8-L’emploi généreux de termes et d’expressions régionaux. Qui ne saurait manquer d’exercer sur l’indigéniste en herbe et futur Roumain un attrait certain, d’être d’une motivation décisive, vivifiante dans cette quête profonde et assidue de créolité qui, plus d’un demi –siècle avant ses homologues martiniquais, Chamoiseau et Confiant entre autres, constituera essentiellement sa marque.
-Et pour finir, notons en passant qu’outre le figuier, l’arbre connu pour aimer l’eau, et qui étend son feuillage d’espoir majestueusement dans Gouverneurs de la rosée, se retrouve même dans Colline une quête de la source qu’on retrouvera plus tard au cœur même de notre chef-d’œuvre national (Colline p,75-76)
Imitation servile, manque d’originalité ? On ne peut tout compte fait, considérer l’influence de Giono que comme un ferment, nous dit Roger Gaillard. En cela, Il a complètement raison. En effet, relisez attentivement La montagne ensorcelée et observez bien comment un écrivain de génie, un maitre authentique, en se servant des éléments de son propre monde et des défis posés par sa propre Histoire, entend faire rigoureusement usage d’une influence bienvenue et des plus bénéfique pour sa personne. Dans Colline, la peur ajoutée au délire incessant de Janet ,[ agissant comme un dissolvant efficace ]fait fondre comme beurre au soleil, le vernis [superficiel] du bon sens et provoque momentanément une crise inconnue et aigue de signification. Dans La Montagne ensorcelée, c’est le vodou qui rebelle au départ à toute cause naturelle, tente d’expliquer toute adversité, toute irruption inévitable de l’infortune [dans le cours ordinaire des choses] par une volonté de malfaisance issue des loas ou de familiers. La nécessité impérieuse de remédier à cet état d’arriération d’une existence des plus criantes en Haïti, impose à la Montagne sa tonalité d’une sécheresse inconnue à Colline aussi bien que cette fin horrible que Colline est loin de comporter. Grâce à une action résolue et efficace contre cet incendie d’une violence rare qui, se déclarant dans les monts de Lure, menace de dévorer le village, les Bastides blanches finissent tant bien que mal par se retrouver. Ecrasés par la peur et un état de conscience d’une indigence rare, inacceptable, les habitants de la montagne ensorcelée, eux, s’enfoncent irrémédiablement dans la honte et le crime le plus abject.
La matière culturelle nationale, nous dit, catégorique, Roger Gaillard, déborde le livre de Jacques Roumain de toutes parts et lui assure son autonomie littéraire. Voilà, à mon sens, qui est bien dit et ne saurait, par conséquent, être aucunement l’objet d’une meilleure formulation !
En conclusion, cher ami, que vous dire de plus, oui, qu’ajouter d’autre? Comme n’à point manqué de l’être pour le Giono d’avant la guerre, le Giono dit première manière (celui de la trilogie de Pan et des rencontres du Cantadour, cela va de soi) la lecture décelable dans son œuvre d’un C.F. Ramuz, entre autres, la lecture de Colline de Giono, à son tour, s’est révélée cruciale et comme décisive pour notre génial et combattif romancier. Ça me semble, à moi, l’évidence même. C’est pourquoi par temps beau et clair, en cette fameuse année 1929, je présume bien, il m’arrive de le voir bien d’ici, ce livre merveilleux en main qui, pour lui procurer un choc esthétique d’une violence foudroyante et enflammer, par conséquent, son imagination d’artiste jusqu’à la hantise, va le révéler enfin et pour de bon à lui-même.
Etablie bien longtemps avant la Bible, et bien longtemps avant l’inoubliable épique, l’aède Homère, bien entendu, c’est, une fois de plus à l’œuvre, la grande chaine fertile, la grande chaine ininterrompue de la création, constatons-le. Les écrivains empruntent les uns aux autres, voire même, se pillent hardiment, et en toute impunité, les uns les autres (Hé oui ! cher camarade) pour se retrouver totalement eux-mêmes et nous offrir des chefs-d’œuvre. A bientôt, vieux, et bon boulot !

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