Qu’ils soient morts tranquillement dans leur lit, ou, comme Jacques Stephen Alexis, dans des circonstances d’une violence inouïe, les défunts, c’est connu, ne parlent pas. Donc, a fortiori, se révèlent inaptes de toute défense contre les mensonges grossiers ou habiles proférés sur leur compte. Aux vivants, et à eux seuls, hélas, incombera-t-il toujours, la tâche dure, la tâche peu amène de s’en charger à leur place. Oui, aux vivants seuls. Aussi, à visière levée une fois de plus, me voilà porté aujourd’hui à dénoncer à haute voix le scandale que constitue un texte (texte dont la parution en 1988 , dans un recueil d’écrits, De bric et de broc II, m’avait complètement échappé, et que, par bonheur, Facebook m’a permis de trouver) : Comment est mort Jacques Stephen Alexis de Lys Ambroise. Sur le site Parole En Archipel, il ne laisse d’être bien en évidence, et livré à pleine et judicieuse lecture. Lisez-le, et attentivement, je vous prie. Je suis là, bon patient, à vous attendre.
Passons sous silence que le narrateur a négligé de nous indiquer ses sources. Ce qui nous parait grave compte tenu du fait qu’il ne fut point témoin oculaire des évènements narrés. Dans sa manière, donc, de relater les faits, on ne saurait ne pas déceler une intention claire, une intention évidente de manipulation du lecteur. Concernant un personnage authentique (j’entends, non fictionnel) comment et pourquoi s’arroge-t-on le droit d’en parler de cette façon, sans cette rigueur requise, recommandable et de bon ton, demeure, en dernier ressort, et quoi qu’on dise, affaire d’éthique et d’exigences personnelles.
Passons sous silence également la thèse qui constitue le soubassement du texte : un débarquement mu par une intention ferme de guérilla. Elle est battue en ruine, et radicalement, on l’a vu, par le procès-verbal signé d’Edouard Guilliod, lequel montre Alexis et ses compagnons en possession uniquement d’un pistolet et de trois chargeurs (comment est-t-il possible de venir se livrer à une quelconque guerre de guérilla avec seulement, en matière d’armement, pour toute possession claire et avérée qu’un pistolet et trois chargeurs, je laisse à la logique le soin d’en décider?) Que ce document officiel soit d’une authenticité incontestable n’est point à prouver non plus ici. Si un quelconque souci de falsification eut présidé à sa venue au jour, qui aurait intérêt, pour l’Histoire, à le gonfler en armes et munitions? Oui, qui ? Je laisse également cette question ouverte.
La thèse Sarner et Diederich et confirmée par Bernac Celestin lui-même (l’ami sous l’identité duquel était parti Jacques Stephen Alexis. Lire sa version des faits, elle est sur internet aussi)[1] est que, les entrées et sorties étant jalousement surveillées par la police duvaliérienne, et étant par ailleurs sorti sans l’autorisation requise, il n’avait eu recours que forcé à ce débarquement, fait dans le but unique de venir organiser son parti (que se proposait-on de faire après ? Je n’en sais rien. C’est une autre histoire ! Et qui n’a pas eu lieu).
Passons encore sous silence la somme faramineuse d’un million de dollars que l’auteur sans sourciller entend mettre, et contre tout bon sens, en possession de Jacques Stephen Alexis . On sait, là aussi, que c’est éminemment faux. Comme en témoigne le procès-verbal comportant son écriture et soussigné de lui, il n’avait en sa possession que 13.000 dollars et 53 gourdes. Valeur, déclare-t-il, « représentant le montant de droits d’auteurs sur mes livres perçus dans divers pays étrangers. »
Passons sous silence aussi la manière abusive dont il utilise sa documentation. Un passage de Depestre dans Bonjour et adieu à la négritude a fait, de sa part, l’objet d’une mésinterprétation hâtive et évidente : Depestre n’a pas dit avoir rencontré Alexis pour la dernière fois dans une chambre d’Hôtel à Moscou. La dernière fois, nous dit-il, qu’il a vu Alexis se livrer à ses frasques d’imagination ce fut dans une chambre d’Hôtel à Moscou (P.222). Ce qu’il a confié à Jean Jonassaint de passage en 1978 à la Havane nous le laisse croire d’une présence incontestable à Cuba au moment où s’apprêtait ce débarquement. Et rien n’interdit, par conséquent, de croire qu’il eut pu, lors, rencontrer Jacques Stephen Alexis (Le métier à métisser, p.243)
Et sous silence aussi pour finir (ça fait quand même beaucoup pour un court texte!) l’acheminement, par avion, et à Port-au-Prince, des prisonniers et le décès survenu en route de Jacques Stephen Alexis. On a le témoignage de Claude Larreur pour le certifier : Un détachement des garde-côtes avait été envoyé non point à Port-de-Paix, où l’auteur situe le fait, mais au Môle Saint Nicolas, quérir illico les prisonniers. Et en ce qui a trait à la mort d’Alexis , elle ne saurait non plus survenir dans les circonstances rapportées par l’auteur, à en croire également, et encore une fois, le témoignage impérieux de Bernac Celestin. Lequel témoignage, on le sait, pour ne point confirmer ma thèse (Exécution, au Fort-Dimanche, des prisonniers…) ne l’accrédite pas moins cependant.
Oui, passons tout cela sous silence (le texte écrit en 1988, bien avant la mise au jour de documents décisifs et de faits essentiels, on ne saurait s’en prendre qu’à la paresse seule de l’auteur de n’y avoir pas eu accès), il reste à dénoncer la tonalité du texte, l’intention malveillante, j’ose dire, meurtrière, qui a présidé à sa rédaction.(Je vois d’ici certains se récrier :Oh ! mais…Comment ose-t-il !…et c’est ça aussi, qu’on le veuille ou non, la mort indicible de ce pays, c’est qu’on ne sache plus déceler ça. Voir les mobiles exacts qui sous-tendent la rédaction d’un texte et, en conséquence, le rejeter froidement, le rejeter impérieusement à sa source, et sans retour!)
Quel que puisse être le mobile d’une telle tonalité (le dépit? un règlement de compte réel ou symbolique?) je veux que monsieur Lys Ambroise sache que c’est inacceptable. Je veux qu’il sache que quel que pût être le tort de Jaques Stephen Alexis, aussi nombreux et marqués que pussent avoir été ses défauts (nous entendons croire à leur existence fondée, nous autres, nous sommes ennemis acharnés de l’hagiographie facile et juvénile, et on le sait) il l’a payé à un prix exorbitant, à un prix surhumain et dans des conditions affreuses, et, pour avoir, on le sait, prodigieusement plus que donné de sa personne, il ne méritait aucunement, par conséquent, un tel soufflet, une telle injure délibérée à sa mémoire.
1- Accoutrement d’Alexis.
Diederich parle de « jeans et chemises propres et tout neufs »
Selon le témoin principal de Sarner, lui et ses compagnons portaient “des Guayaberas, ces chemises cubaines”.
Bernac Celestin qui l’a vu dans une cellule au Fort-Dimanche nous affirme, lui, “qu’il était vêtu d’étoffe grossière, pantalon et chemise bleu denim »
Il y a certainement à tirer au clair mais personne ne parle, on l’a vu, de vêtement féminin.
Pourquoi se serait-il affublé, lui, et non les autres d’un tel accoutrement ? Doutait-il de pouvoir passer pour paysan ? Et Hubert Dupuis-Nouillé que Diederich, dans son Papa doc et les tontons macoutes, nous laisse croire avoir été un franc mulâtre . À quel déguisement, à quel stratagème eut-il recours, lui ?
2-L’allusion faite à l’utilisation, par Papadoc, de la somme prélevée sur Alexis : « Ne dit-on pas [qui a dit, je vous prie, monsieur Ambroise?]que cet argent a servi à François Duvalier pour financer les élections législatives de 1961 qui, à la surprise de tous, ont donné un nouveau mandat au Président avant de parvenir à la présidence à vie ? Jacques y a donc contribué à sa façon . »
La victime responsable aide le bourreau à se perpétrer mais plus largement (et pourquoi pas? Les glissements d’ordre connotatif sont toujours possibles!) l’ordre affermi duvaliérien fut le fait et le fait seul d’Alexis même.
3-La manière digne d’un opéra bouffe dont fut découvert le jeu de Jacques Stephen Alexis. Par ses pieds démesurément longs qu’il avait peut-être d’une dimension unique au monde.
4-La fin précise qu’il a eu, lui et lui seul (car c’est sur lui seul que semble braquée, pour l’isoler et l’accabler, la caméra perfide, la caméra insidieuse de l’auteur).
Pour ma part, intéressé que suis, et profondément, à cette histoire, il ne s’avère pas moins grand temps , je crois, en jetant pour toujours aux orties de l’inutilité flagrante, toute interrogation, toute curiosité nécessaires à sa saisie, de m’apprêter tranquillement à plier bagage et à fermer boutique. Car aussi bien que ses tenants et aboutissants véritables, je crois tenir aujourd’hui, et fermement, mon grand coupable.
Dans la salle d’attente de l’aéroport militaire de Port-de-Paix, où, soldats déshonorés, guérilléros farfelus et sans guérilla, ses compagnons et lui ne laissaient d’attendre sagement d’être transférés à Port-au-Prince, se fondant sans hésiter sur des pieds qu’il avait d’une dimension unique, “démesurément grands“, quelqu’un, sous son accoutrement de grotesque ou de clown (s’il ne l’a pas accoutré, lui-même, car Alexis, rappelons-nous, était zombifié), a découvert malencontreusement l’identité réelle de notre romancier, Jacques Stephen Alexis.Dans l’oubli aveugle et incroyable de ses compagnons devenus, par miracle, et selon toute vraisemblance, d’une invisibilité parfaite, s’est livré obstinément sur sa personne à toutes les formes de torture connues, et impatient même d’attendre son arrivée à Port-au-Prince, l’a cousu (de fil blanc?) dans un grand sac de nature imprécisée et, grand corps inutile et vain, mais peut-être encore vivant (ça reste à découvrir) l’a plongé rageusement dans la baie de Port-au-Prince. Ceci eut lieu, vérifiez-le, aux approches mêmes de la capitale et dans le voisinage précis des Garde-côtes d’Haïti. Et cet homme, croyez-moi, et cet homme, je vous jure, fut Lys Ambroise!
J.P.R.N
- [1] Selon mes informations, nous déclare Bernac Celestin, avant son départ il s’était arrangé avec ses amis pour venir le rencontrer à son retour dans le pays. Car il devait y retourner. Il y serait resté incognito afin de continuer à aider à la formation d’une avant garde révolutionnaire dont la fonction serait de guider le peuple haïtien dans sa lutte contre la dictature terroriste et inhumaine de François Duvalier. (Extrait du témoignage donné au cours du festival Jacques Stephen Alexis organisé par l’A.E.H.E en mars 1991) ↩