Une dépression collective?
Se tablant, entre autres, sur la fabuleuse enquête de l’Impartial, dont j’ai fait mention plus haut, un ami semble croire et me faisait remarquer l’autre jour qu’il n’en a pas toujours été ainsi chez nous. Que nous savions, par le passé, faire montre de plus de vigueur et d’exigence. De plus d’entêtement. Mais est-ce totalement vrai ? Dans quelle mesure ce souci qui habitait de façon incandescente un homme (Pierre Frédérique) ou une équipe d’hommes, émanation évidente d’une citoyenneté convaincue, de cet esprit, en un mot, républicain, oui, dans quelle mesure ce souci s’est-il jamais implanté en toute rigueur et crucialement chez nous? S’il y a un point, en tout cas, où nos désaccords cessent, c’est qu’il semble, comme le soulignait Pierre Raymond Dumas récemment, que nous nous révélons chaque jour, d’une impuissance de plus en plus criante à produire ne fut-ce qu’une telle singulière énergie, qu’un tel singulier acharnement. Bref, un Pierre Frédérique.
Quelles que soient les fondements profonds de tels symptômes, madame (ce ne sont, à tout prendre, que des symptômes, au fond. Nous parlerons, si vous le désirez, des causes profondes plus tard), outre de vous inviter lucidement à voir dans leur action isolée ou conjuguée, la réponse clé que nous cherchons, je vous laisse également le soin de conclure tranquillement quant aux conséquences évidentes d’un tel état de fait.
Une condamnation à errer.
Une impossibilité de rompre avec la chaine effroyable et phagocytaire de l’impunité.
Une banalisation continue et effrayante des faits.
Une absence de rigueur généralisée entrainant toujours moins de rigueur jusqu’à l’apathie profonde. Jusqu’à la mort totale.
L’incapacité absolue de construire ou même de pouvoir prétendre ériger dans nos limites, un état tant soit peu potable. De droit.
Mais laissons tomber, madame, ces considérations, ma foi, fort courantes et générales, et passons au second point de votre lettre. Les faits dégagés par mon article sont-ils concluants, me demandez-vous clairement?
Oui. Et je vous laisse totalement juge. Les témoignages recueillis par Sarner et corroborés par les rapports publiés par Diederich indiquent bien qu’il ne s’agissait aucunement d’un débarquement armé. Ils indiquent également que J.S A n’a nullement trouvé la mort au môle St. Nicolas comme d’aucuns se plaisent à l’affirmer. Mon apport personnel à cette enquête se situe au niveau de la fin précise qu’ont connu J.S.A et ses compagnons. Un témoin oculaire a révélé qu’ils avaient été fusillés à Fort-Dimanche sans donner d’indications de date. La question qu’il s’agit de poser maintenant est quelle valeur précise accordée à son témoignage ? J’ai répondu dans mon texte que ce témoin était infaillible et c’est la vérité. Dans la suite de mon article qui compte en fait 27 pages dactylographiées dont vous n’avez eu accès qu’à onze, j’ai tenté de brosser son portrait, de raconter son histoire. Mais la parution de ce texte devant se faire attendre un peu, laissez-moi ici vous le présenter plus amplement. Jeune milicien dans les années soixante, il avait été invité (lui, et bien d’autres) à se rendre, de sa ville natale sur les lieux de l’exécution parce que François Duvalier procédait à la fusillade d’un notable de celle-ci: les Gonaïves. Et n’entendait aucunement commettre cet acte honteux, irréparable sans la présence(ou le soutien) tangible de la milice de cette localité. Donc, comme vous le constatez, c’est un homme des Gonaïves. Connaissait-il J.S.A ? Au moins physiquement, je crois toujours. Car à en croire les témoins de Sarner, Jacques se rendait souvent aux Gonaïves et de là à Souvenance, lakou dont était membre à part entière mon témoin et qu’en tant que tel, il fréquentait assidument. Qu’il ait parlé de Stephen Alexis et non de Jacques Stephen Alexis est symptomatique pour moi d’un fait précis : la notoriété de sire Stephen que n’a pu supplanter chez les humbles et les illettrés le nom du fils plus résonnant sans doute à l’époque, et aujourd’hui encore, dans les milieux littéraires et à l’étranger. Venons-en maintenant aux détails de son témoignage. Dans la portion publiée de mon texte, j’aurais pu aisément, et à l’aide d’un renvoi, tenter de les fournir mais je me suis abstenu de le faire et ce, à cause de scrupules inhérentes, certes, mais par crainte surtout de choquer parents et amis de Jacques. Mais en regard de l’Histoire, de telles considérations doivent-elles seulement ou infiniment prévaloir ? Et à voir surtout que le règne Duvalier s’en tire plutôt merveilleusement, et à très bon compte, d’un si abominable forfait? C’est pourquoi, aussi couteux, aussi douloureux que cela puisse se révéler à ma personne toute tentative de les coucher par écrit, de les extérioriser, je vais m’efforcer ici de vous les procurer : Les victimes avaient été attachées depuis la veille au soir ou dès avant l’aube, racontait-il (et c’était ça le point de départ, ce soir-là, de cette inattendue révélation, la cruauté, le sadisme incomparable de Duvalier) et ont vu leur fusillade que dans l’après-midi, François Duvalier s’étant fait attendre des heures interminables. Jacques avait la tête entourée d’un bandage, se souvenait-il. Et, tenez-vous bien, il y avait, ce jour-là, foule, sur les lieux ! Doué d’une mémoire prodigieuse, dont ceux qui l’ont connu peuvent aisément témoigner, cet homme se souvenait jusqu’aux répliques échangées entre J.S.A et Papa Doc avant la salve d’exécution. Notez que ces détails, un vrai cauchemar pour moi, croyez-le, je les avais en tête depuis 86, je l’ai affirmé, donc longtemps avant d’avoir lu Sarner, Diederich et le court témoignage de Bernac Célestin. Ce n’est qu’en lisant La passe du vent de Sarner, en voyant son témoin faire état des rumeurs d’exécution parvenues à sa personne mais sans pouvoir conclure, en constatant plus tard chez un Diederich au fait des mêmes rumeurs et pourtant si documenté, cette même impasse incompréhensible que je me suis rendu compte que le hasard (mais est-ce un hasard ?) m’avait mis en possession de faits cruciaux inconnus de plus d’un. Et qu’en outre, les faits s’emboitaient. Donc, pour moi, vous voyez bien, il n’y a pas l’ombre d’un doute à ce sujet. Jacques Stephen Alexis n’est point mort de ses blessures (fait qui peut-être accidentel ou encore ne renvoyer qu’à soi, qu’à ses propres imprudences). Ni non plus sous la torture (fait qui peut être le produit d’un acte involontaire). Jacques Stephen Alexis et ses compagnons sont morts fusillés (fait clair et hautement intentionnel)et dans des conditions à jamais ineffaçables, je vous laisse croire, d’une indignité insoutenable. D’une indignité pénible. Et on ne me verra jamais, sur terre, rien affirmer d’autre.