Qui a dit Marasa d’A20?

Que lui apprend cette fille(étrange fouet ou étrange miroir!) sur sa personne? Rien en fait qu’il ne savait déjà, nous semble-t-il. Que sa façon d’habiter son corps (avec malaise, désir de fuite, tendance aiguë à vivre dans l’imaginaire et par procuration) son extrême sensibilité, sa candeur, sa générosité même le rendaient impropre à être un apprenti macho. Paroles visant à le porter à une acceptation franche de lui-même ? Bien qu’elle continue à lui faire entendre qu’être un homme véritable, c’est être comme Luc et Deddy, incarnation parfaite du machisme le plus grossier, le plus accompli, oui, tout compte fait: p.81 “(…) ne cherche pas à changer. Tu perdrais beaucoup. Garde tes complexes d’infériorité. Ce n’est pas facile à comprendre, je le sais. Seulement, si jamais tu joues un autre, tu vas te retrouver avec des femmes qui n’ont rien à voir avec toi. Tu seras malheureux et vulgaire.

Ah! Vulgaire! (synonyme ici de vaurien? d’inauthentique?)Et voilà le mot lâché, le mot repoussoir. Ce que par dessus tout, n’entend  jamais se révéler notre courageux et sympathique héros. En dépit de son désir de coucher avec elle, des atouts majeurs dont il ne laisse de disposer (l’argent! Hé, oui!) entendez-le sereinement conclure: “C’était le plus réussi des rendez-vous.  J’ai osé pour une fois nous observer dans la glace. Notre posture était symbolique de ce que j’ai toujours demandé aux femmes: la proximité. Mon acceptation comme le même. Toute prise en compte du sexe mal venue ferait de moi l’Autre et me maintiendrait dans la distance.” (213)

Qui humainement saurait dire mieux? Mais parlons plutôt du second plan.

Dans un monologue intérieur ininterrompu, le second plan (en caractère italique) voit, lui, le héros s’adresser continûment à une femme innommée ( une écrivaine en herbe?), motif évident de son séjour en Haïti, et qu’il prend à témoin de tout. Il y a évidemment aussi Patricia, autre pôle de ce triangle d’amour, somme toute, assez curieux. Et un rendez-vous avec Catherine à sept heures.Rendez-vous qui lui rappelle celui raté qu’il avait avec Béatrice 10 ans plus tôt. Laquelle s’est suicidée. Temps utilisé: le temps présent Lieu: nous l’avons déjà dit, Port-au-Prince. À l’encontre du premier plan, celui-ci semble plus divers, car il donne lieu a des flash-backs (le héros a quinze ans et revoit certaines scènes marquantes de sa vie. Particulièrement la relation douloureuse entre Fleurette et Djab. Il lui arrive de descendre encore plus profondément dans le passé tandis que le temps de la narration demeure obstinément au présent) Néanmoins la dominante du plan demeure sa relation avec l’innommée et Patricia. Relation hantée par toutes les craintes, même celles informulées. Et surtout par l’échec amoureux de Djab et de Fleurette. Qui est Djab? Qui est Fleurette? Ces deux amoureux issus de deux milieux sociaux différents et qui, dans l’enfer haïtien, dans notre apartheid , devrais-je dire, voient, par conséquent, leurs élans condamnés d’avance, à tout jamais? Djab, (ah! quelle touchante créature! Quelle réussite de poésie et d’émotion!) le plus défavorisé socialement, celui que n’épargne aucun sarcasme, celui que la crainte née d’une indexation constante de son rang social accule à la solitude et à un désarroi muet, le personnage lui-même? Les pages 84-85 le laissent croire assez, mais à la façon d’un psychodrame détourné, à vertu  expiatoire  et dénonciatrice, ne s’agit-il pas d’une identification tout simplement? Identification due à la grande compassion qui habite le personnage. À cette sensibilité à fleur de peau qui lui rend insupportable toute forme de discrimination ou d’injustice?: “J’ai des élans sacrificiels ce soir. Notre amour ne sera possible que s’il arrive à rendre hommage à ceux qui n’ont pas pu aimer. Je suis Djab et je veux que tu sois Fleurette.”(67) Mais tout comme pour le premier plan,  et autant que pour Djab, l’échec semble être inscrit et pointe une fois de plus?  “Il y a un bruit dans ma tête, c’est toi qui viens de fermer la porte du rêve, je savais qu’il était possible de communiquer avec toi par télépathie. J’ai des questions, mais j’ai peur de te les poser. Est-ce que tu ne penses pas que nous sommes un rendez-vous manqué?” Échec dû aux mêmes causes signalées par la prostituée?En dépit de notre tentation à voir les plans comme complémentaires l’un de l’autre et dans le plan 1 un lieu d’éclairage habile et décalé du plan 2, nous ne saurions nettement l’affirmer. Contentons-nous uniquement de constater[à travers l’innommée] cette quête, une fois de plus, d’une relation autre avec la femme: “C’est certain. J’ai découvert le but de mon voyage. J’étais venu pour te dire qu’entre nous il peut exister une forme de gémellité. Oublions le reste. Je ferai des articles sur tout ce que tu écriras…” Oui, gémellité. Ce qui nous renvoie droit au titre du livre.Titre que, dans un dialogue avec Dominique Batraville, l’auteur a tenté d’expliquer lui-même. Étant incapable de faire mieux que lui concernant son propre livre, accordons-lui humblement la parole: “C’est la question qu’on me pose tous les jours (Pourquoi ce titre? évidemment). Je n’avais pas un titre à la tête en écrivant « Marasa ». J’avais seulement envie de cracher un mot coincé à la gorge. Alors, je suis parti dans l’écriture. Etait-ce un roman ? Je n’en savais rien. Il m’avait fallu attendre la fin pour me dire que mon texte n’avait d’autre registre que celui du roman. Comme, dans cette ambiance de parole éclatée, plusieurs fois le thème de gémellité a fait surface, le titre s’est imposé, le mot créole Marasa signifiant jumeau. Mais tout cela n’épuise pas l’œuvre, il lui offre un cadre par un jeu oppositionnel : deux récits en parallèle, deux femmes encadrant un homme, la chute des Twin Towers à NY … Dans le récit en monologue intérieur, du début à la fin, le personnage masculin se questionne sur le sens de sa relation avec l’une des femmes. Il finira par aboutir à la conclusion que l’issue pour eux deux ne peut être qu’une forme de gémellité. Mais choisir le mot créole c’est marquer aussi la singularité du lieu de ma parole.”

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