Une gifle à notre patrimoine littéraire!

FrankétienneParu le 29 avril 2011 dans la rubrique Saturday Profile du New York Times, et signé Randal C. Archibold , un article n’a laissé , je l’avoue, de me chiffonner. Il porte sur l’écrivain et peintre bien connu Frankétienne et s’intitule “A Prolific Father of Haitian Letters, Busier Than Ever“. L’avez-vous lu? Frankétienne s’y est vu consacré, et rien d’autre, que le père de nos lettres. De notre littérature. Je plaisante, me dites-vous? Mettons de côté le titre que je n’aurais nullement eu la malice ou le culot d’inventer, lisez donc par vous-même: “The earthquake that wrecked this country in January 2010? It was foreseen, said Frankétienne, the man known as the father of Haitian letters, in his play “The Trap.” ” Connu par qui? Où? Et depuis quand, je vous le demande?

Encore que ce n’aurait pas été tout à fait exact (René Depestre est vivant, Anthony Phelps est vivant), laissez-moi ouvrir un dictionnaire d’anglais pour voir si le terme “father” appliqué ici à l’écrivain Frankétienne comporte aussi, et par glissement de sens, l’acception de doyen. Mais il n’en est rien, me semble-t-il. Je suis donc forcé de me rendre à l’évidence. Ce que signifie Archibold est bien ce que je lis. Ce que, en toutes lettres, vous avez lu. Frankétienne est le père de nos lettres. De la littérature née sur notre sol. Sur le sol d’Haiti Thomas. Père autrement dit le géniteur, le fondateur, celui à partir duquel on commence à prendre date, à compter pour de bon. À compter sérieusement. Ah! Et Roumain donc alors! Et Alexis donc! Et Dorsinville ! et Marie Chauvet! Marcelin et Hibbert! Et Depestre! Et Vilaire! Et Phelps! Et Philoctête! Et Durand! Et Ardouin, ceux-là donc, dois-je bien comprendre, ceux-là donc ne comptaient point! Aucunement!

Fanatisme! Ai-je pensé au prime abord. Mais le fanatisme peut-il produire ça? Aussi enthousiaste que l’on puisse être aujourd’hui de l’oeuvre de Paul Auster, imaginez un critique qui, dans l’oubli d’un Melville, d’une Edith Wharton, d’un Scott Fitzgerald, d’un Faulkner, d’un Hemigway, d’un Dos Passos, d’un Steinbeck s’arrogerait innocemment de faire débuter toute l’histoire des lettres américaines de sa seule oeuvre. Ou, en France, de Claude Simon ou d’Hervé Guibert. Mis illico et rageusement au pilori, il en aurait certainement pris pour ses galons et son grade ! Se verrait unanimement crier, et à juste titre, Ô scandale! Ô diffamation ! Ô vandalisme! Ô incompétence! Et encore j’ai bien dit un critique, ce qui suppose lecture assidue et appréciation argumentée d’une oeuvre. Randall C Archibold visiblement n’a point lu Frankétienne. Rien dans son texte ne le laisse croire, en tout cas. Qu’est qui explique donc ça alors? Son attribution arbitraire et en toute quiétude de la paternité de nos lettres à cet écrivain? L’ignorance pure me direz-vous. Mais compensée par un solide bon sens, l’ignorance pure sait se taire, que je sache. Non. Les stéréotypes plutôt, serais-je enclin à croire. Oui, les stéréotypes, monsieur! Les clichés. Les prejugés. Les inductions. Petit pays, le plus pauvre de l’hémisphère Sud, doté d’un taux d’analphabétisme des plus cruciaux et alarmants, Haiti ne saurait avoir de lettres que mineures. Que balbutiements. Qu’individuellement circonscrites. Et, pourquoi pas (compte tenu des noirceurs qui, sur notre passé de peuple, ne laissent de planer librement) que de date forcément récente.Voilà le mécanisme qui explique comment, d’une existence ignorée, insoupçonnée tout à fait par Archibold — qui aurait pu fréquenter l’oeuvre de Roumain ou d’Alexis par exemple et s’arrogerait de croire tenir là une oeuvre mineure, pré-fondation!– oui, voilà pourquoi, disais-je, les ténors d’une longue histoire des lettres, les champions talentueux (Oh oui! talentueux, croyez-moi, et combien!) de causes aujourd’hui oubliées sans doute, se sont vus étrangement occultés par lui. Hé oui!

Voyez bien la stratégie utilisée dans son article. Randall C. Archibold a ses certitudes. Mais, même en ce qui a trait à Haiti, la déontologie du métier ne lui fait pas moins l’obligation de se couvrir, de s’assurer prudemment les arrières. Aussi, pour étayer ses affirmations, va-t-il faire appel à l’institution. Aux autorités établies, consacrées: Jean Jonassaint de l’Université de Syracuse et Edwidge Danticat, romancière prolifique et d’une réputation assise. Ces derniers que lui disent-ils précisément? Jean Jonassaint: “He is not only a major Haitian writer, he is probably the major Haitian writer, forever,” said Jean Jonassaint, a Haitian literature scholar at Syracuse University.” (continuer p 2)

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