Autour de Romancero aux étoiles

La rouille des ans Et pour finir ce conte, adaptation d’une comptine bien connue de notre folklore. C’est l’histoire d’un crapaud devenu vieux et qui se remémorant non sans amertume de sa jeunesse, se livre à une méditation sur la vieillesse et ses conséquences notables : diminution des capacités physiques, état de neurasthénie marqué, isolement progressif des autres suivi plus tôt que tard de conflit ouvert de génération. Mais je ne résiste pas. Dois-je résister ? Fi de mon serment ! D’une parole d’honneur inconséquente ! Donnée à l’étourdie ! Il faut tout de même accorder sa chance à ce volumineux livre, ce prodigieux boulot, il ne s’est pas fait tout seul, tout bien considéré ! : « La rouille des ans, nous disent nos manuelistes, nous introduit dans une famille de Crapauds, où il y a des jeunes et des vieux.[oui, il y a des jeunes et des vieux, en effet, c’est une grande famille] Ce conte symbolise le conflit des générations ». Oui, j’ai bien lu. Pas de doute possible. Seulement le conflit des générations. Est-ce vraiment uniquement de ça qu’il est question dans ce formidable texte. Ce chant du cygne. Cette prenante et douloureuse méditation. Et peut-être même unique dans toute l’Histoire des lettres ? Professionnels du sabotage et Réducteurs impénitents, messieurs les critiques, me voilà au regret infiniment de cette porte ouverte…de cette chance ultime à vous accordée. Vous ne m’y reprendrez, croyez-le, certainement plus !…euh…pardon… …Vous ne m’y reprendrez, je vous le jure, peut-être plus ! (Ah ! le « peut-être plus » qui, je le vois bien d’ici, vous fait sourire, cher ami. N’est-ce pas, en effet, mieux dit cette fois-ci ? La connaissance d’un papivore de son irrépressible mal, de sa vraie nature, pour dire comme Vian, papivorique! Oui, plus philosophique, c’est sûr ! A n’en pas douter.) Voilà, en tout cas et en toute bonne foi, cher, un résumé succinct des récits qui forment ce riche et savoureux recueil. Place nette à présent aux indispensables questions.

La place du livre dans l’œuvre d’Alexis Rien de moins accidentel, à mon sens, que ce livre soit venu tranquillement se ranger en 1960 au nombre des publications de Jacques Stephen Alexis. Il découlait pour ainsi dire de soi. (…) En élevant à la dignité d’œuvre d’art accomplie, nous dit Jacques Stephen Alexis, dans son texte à courte vue et plus que contestable Où va le roman ?(oui, à courte vue et plus que contestable, vous avez bien lu, et si vous le désirez, nous en reparlerons, cher, et très amplement) En élevant à la dignité d’œuvre d’art accomplie, à la dignité de merveille, l’inépuisable tradition de nos peuples pour lesquels l’art est affaire quotidienne, création continue, collective, populaire, nous sommes en mesure de renouveler originalement les lois des genres et d’apporter à la culture mondiale un enrichissement que l’Occident, où la vie populaire s’est dépoétisée depuis le capitalisme, n’est plus en mesure de donner. Récit, poème épique ou lyrique, chant et musique ont depuis toujours pour l’Haïtien confondu leurs frontières mutuelles. En effet, jamais n’a été vu écrivain plus passionné du folklore de son pays. De sorte que ses livres ne laissent d’être parallèlement un recueil des us et coutumes des haïtiens et ce, dans tous les domaines. Jacques Stephen Alexis est Jacques Stephen d’Haïti, ne l’oublions pas, et sa production ambitionnait d’être un reflet de tous les sédiments culturels et autres déposés par notre histoire.

L’art de J.S.A On ne saurait en parler sans indiquer encore une fois cette assignation de tâche assez marquée dans le livre : au Vieux vent caraïbe, le folklore, au compose, l’inédit, la nouveauté. Au compose qui vient de raconter une histoire, Le roi des songes, ayant pour cadre, un pays étranger, et mettant en valeur une manière de vie et des moyens technologiques du monde moderne, industrialisé (avion, automobile) voilà ce que lui affirme, réaliste, le vieux vent caraïbe : (…) Je suis toujours resté un habitant des mornes et des campagnes (…) Je connais seulement le vieil art, je conte et me contente de conter ce que je sais…pour rester fidèles à la tradition, il est cependant vrai que nous devons chanter la vie, toute la vie…J’avoue que j’ai toujours brodé et rebrodé les vieilles histoires (…) Que peut bien suggérer tout cela ? 1-Une illustration vivante de la théorie, fausse par ailleurs, de Jacques Stephen Alexis que « le roman haïtien est directement la prolongation de la grande samba haïtienne, [qu’] il vit de la maturité romanesque de notre peuple, de la verve créatrice de nos tireurs de contes, de nos simidors et de nos composes, et nous en sommes fiers ? 2-Que traditions et modernité, loin d’être en opposition, doivent se féconder mutuellement ? En glanant ici et là sur internet, je tombe, par bonheur, sur cet articulet destiné sur le site bibliothèque insulaire, à la présentation du livre. Témoignant d’une tentative de saisie de l’œuvre dans sa structure interne, dans sa globalité (ce qui est plutôt rare) Il vaut certainement la peine d’un coup d’œil. Lisez-le attentivement et vous m’en direz : L’ensemble, nous dit cet auteur, illustre avec brio la réflexion de l’auteur sur le réalisme merveilleux des Haïtiens, présentée en 1956 à Paris au premier Congrès des écrivains et artistes noirs. Mais l’essentiel pourrait être ailleurs. En effet, le dialogue entre voix d’hier et d’aujourd’hui que tresse le Romancero aux étoiles marque délibérément un passage — entre l’oralité (le conte et les pratiques qui s’y attachent) et l’écriture (nouvelle, roman). Glissement ou les deux formes se fécondent et s’enrichissent réciproquement, au profit d’un sens plus large et plus largement partageable, d’une tension vers l’universalité sans reniement des origines. Cette opposition se double aussi d’une différence assez marquée de style. Le style varie, je l’ai dit, suivant le sujet traité et suivant le narrateur. Le conte populaire : style dépouillé, proche de celui du conte, préoccupé uniquement de la narration. Les créations originales : style dense. Narcissique. Attaché à la description et à rendre (avec des synesthésies les plus imprévues, certaines fois ) l’objet décrit. Certains récits sont de véritables poèmes épique ou lyrique qui font penser à la manière audacieuse et symbolique d’un Jules Supervielle. (C’est que pour notre bonheur, soit dit entre parenthèses, très cher ami, la plume en main et en état exalté de création il ne se faisait aucunement chier, le barde, ce colossal et subtil écrivain qui, à plusieurs reprises, s’est pourtant fait surprendre à regarder, paradoxalement, les lettres avec des lunettes regrettables plutôt épaisses et d’un teintement proche du jdanovisme. Incroyable !) Prenons le récit chronique d’un faux amour. Il est écrit à la première personne et au présent de l’indicatif est le fait, nous l’avons vu, de la protagoniste vivant en réclusion dans le carmel. Pour justifier sa présence dans ce corpus où sa forme littéraire détonne, l’auteur a recours au vieux poncif d’un manuscrit retrouvé dans un grenier. Par la technique utilisée, le monologue intérieur, il s’avère plus proche de la nouvelle que du conte. Pourtant on ne verra pas moins l’auteur nous laisser croire qu’il a été dit lui aussi. Etonnement ! Comment est-il possible qu’un pareil texte ait été, lui aussi, dit ! C’est que dire peut-être synonyme de lire. Et voilà l’apparente contradiction sans doute résolue à nos yeux.

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