Autour de la disparition de Jacques Stephen Alexis

Q. Et c’est à ce moment qu’aurait commencé l’horreur ?

R. Une petite parenthèse  avant de vous répondre : le témoin de Sarner parle de livres détenus par Alexis, des paquets d’exemplaires de ses romans, dans leur version espagnole. Lesquels livres, nous l’avons vu, sont d’une absence évidente dans l’inventaire dressé par Guilliot des effets retrouvés en possession des captifs, et qui, lui,  fait mention, par ailleurs, de « papiers importants ». Cette dénomination vague, obscûre même, saurait-elle englober ces fameux livres?

Mais renonçons tranquillement à comprendre et poursuivons. « Alexis et ses compagnons sont arrêtés et ligotés avec des cordes de sisal ». Et, selon l’informateur de Sarner, c’est à ce moment, comme vous dites,  que va commencer l’horreur : car ils vont faire face au délire d’une population conditionnée et chauffée à bloc.

“On a beaucoup excité la population contre le groupe. Trois ans plus tôt, il y avait eu une tentative de débarquement, tout le monde était conditionné.” (p.108)

Conditionnement que documente mieux Diederich:

“Au bord de la baie du Môle Saint-Nicolas, un détachement d’artillerie de l’armée haïtienne campait à côté d’un Howitzer de calibre 75 pointé vers la mer en direction de Cuba. Ce n’était pas grand-chose, mais Duvalier pouvait compter aussi sur le renfort apporté éventuellement par les macoutes et les paysans de la côte. Fermiers et pêcheurs n’avaient d’autre alternative que d’informer le chef de section ou le chef des macoutes si quelque chose d’inhabituel se passait. Ne pas le faire, c’était s’exposer à n’importe quoi, la prison ou pire. Après juillet 1958, quand avait eu lieu l’invasion menée par Alix Pasquet et après l’aventure, l’année suivante, des 30 cubains qui avaient débarqué aux Irois, tout bateau devenait suspect. En avril, l’armée avait été avertie de la possible arrivée de trois vedettes portant 56 marins qui avaient fui Cuba du port de Baracoa. La vigilance était la consigne de l’heure.” (p.130)

Oui, conditionnés, c’est évident :

“Au Môle, il y a de fortes chances pour qu’on ait chauffé la population. Immédiatement, les gens se sont massés pour regarder passer le groupe obligé de traverser le village à pied (…) La foule s’est mise à leur lancer des pierres. Et gare à celui qui n’en jetait pas ! C’est un des rares cas de lapidation en Haiti. Ils ont parcouru la rue principale sous les huées et les jets de cailloux. Et ces cailloux, ce n’était pas seulement pour les humilier, c’était pour leur faire mal. Ça pleuvait…Enfin…et lorsque le garde-côte est arrivé pour les ramener à Port-au-Prince, ils étaient moribonds.” (Sarner p, 107)

Plusieurs membres du groupe sont tués.

Selon Diederich (dans son Papa Doc, nous l’avons vu) ils avaient été enfermés dans une cellule près du Fort Saint Georges. Et à l’arrivée d’un bateau des Garde-Côtes bourrés d’officiers, emmenés sur la savane face au village et lapidés.

Les voilà à bord du bateau des Garde-Côtes qui les emmène (tous les cinq)  à la capitale. Les gardes leur donnent de l’eau et du jus d’orange. Un seul prisonnier est identifié par Claude Larreur, le témoin de Diederich: Max Monroe, qui vivait dans notre voisinage quand nous étions gosses. Au retour à Bizoton vers 7 heures du soir, une voiture qui attendait emmena les prisonniers. Au Quartier Général de la police ? Aux casernes Dessalines? Au Palais National ? À Fort-Dimanche ? En tout cas vers leur destin irréparable et l’oubli escompté.

L’ami qui, à Fort-Dimanche, a reconnu Alexis.

Permettez-moi de clore cet exposé par la lecture primordiale de ces deux extraits :

Diederich : “Bernac Celestin dont Alexis avait utilisé le passeport, avait été Arrêté et passa six ans au Fort-Dimanche. Célestin, interrogé en 2002 par l’auteur, 41 années après les événements, m’a raconté que pendant  qu’il était, au début de son séjour à Fort-Dimanche, on avait amené un prisonnier dans la cellule voisine. Bernac s’était arrangé pour grimper au haut du mur et avait aperçu la silhouette d’un individu qui avait l’air d’avoir été battu. Selon Bernac, il aurait murmuré le pseudonyme attribué à Alexis : « Soleil !» et la silhouette fit un mouvement comme pour répondre. “Il a tourné sa tête légèrement vers moi. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, je suis persuadé que c’était Alexis”.”

Sarner: [Avant de lire son extrait, faisons remarquer qu’à l’encontre de Diederich, Sarner fait usage d’un témoignage rapporté. Deuxièmement, qu’il s’agit bien du même témoin, Bernac  Célestin, mais désigné chez lui par un pseudonyme : Roger Alexandre.] ” Roger était détenu à Fort-Dimanche, dans une cellule collective. Il entendit, un jour, la porte de la cellule voisine s’ouvrir et se refermer sur un nouveau prisonnier. Le mur qui séparait les deux cellules ne montait pas jusqu’au plafond, quelques centimètres de vide permettaient de voir ce qui se passait de l’autre côté. Roger monta sur les épaules d’un co-détenu et, pour attirer l’attention du prisonnier, fit glisser un morceau de ciment dans l’autre cellule. L’homme tourna la tête et regarda le plafond. Roger supporta à peine la vision qui s’offrit à lui : le prisonnier gisait sur une natte et n’avait presque plus visage humain- sa figure était déchiquetée. Roger redescendit, écoeuré, puis remonta aussitôt pour lui demander son nom. Il entendit alors ces mots : “C’est moi, c’est Jacques Alexis…”

Peu après, des gardes revinrent dans la cellule d’Alexis. Roger rapporte qu’il entendit son ami demander des soins.  “Je suis médecin, et je sais que je suis dans un état déplorable. Vous avez le devoir de me soigner.”

Le lieutenant promit vaguement de faire quelque chose. Il revint un instant plus tard avec ses hommes. Roger entendit parler d’ambulance et d’hôpital, puis comprit que Jacques était emmené.

Une nouvelle et dernière fois s’applique le terme de “disparition”. Car plus personne ne revit Jacques Alexis, vivant ou non ; plus personne d’identifiable qui aurait pu, ou pourrait encore le dire.”

FIN

4/17/2011